FAMILLE  CARAYON-DUCHÊNE

ANECDOTES FAMILIALES

FRONT POPULAIRE

1936: lettre de Julie Antoinette Duchêne à son fils

Mon arrière-grand-mère Julie Antoinette DUCHÊNE née THIBAUD avait un petit atelier de confection en bonneterie au 08 puis au 03 rue Greneta à Paris et y employait quelques couturières. Ses articles étaient distribués dans les Grands Magasins parisiens (Printemps, Galeries Lafayette, Magasins du Louvre, Les Magasins Réunis, Les Nouvelles Galeries, des Uniprix, des Prisunic, Paris-France, les magasins Au Soleil, etc...) et dans des Grands Magasins et merceries de province et d'Algérie par le biais de représentants payés à la commission...

Elle écrivit le 18 juin 1936 la lettre ci-dessous à son fils Gustave, mon grand-père, alors habitant à Anvers (Belgique) où il dirigeait le Grand Magasin belge A l'Innovation .

L'extrait reproduit permet d'imaginer le choc que fut le Front Populaire de 1936 pour les petits patrons en France...

"Jeudi 18 juin 1936

Bien chers enfants,

Je tiens à vous écrire aujourd'hui car demain je pense avoir beaucoup à faire avec ces grèves, j'ai des commandes en souffrance et j'aimerais bien les voir partir ; il y avait bien trop longtemps que j'étais à peu près tranquille au point de vue commerce, cela ne pouvait pas durer : cette semaine de 40 heures est un désastre pour moi, car mes ouvrières m'ont soumis leurs revendications et c'est un problème vraiment peu commode à résoudre. Je vais faire mon possible pour faire face à l'obstacle, observant la loi dans la mesure de mon possible. Je commençais à me tranquilliser un peu, espérant réaliser un tout petit pécule, quelques milliers de francs, pour pouvoir vendre ma maison et enfin me reposer un peu en attendant le grand voyage, mais il a certainement été écrit que je serai embêtée toute mon existence.
Elles n'ont pas été agressives et n'ont pas fait grève, mais nécessairement on fait comme les autres, et, comme je ne les ai jamais diminuées, je ne peux pas leur accorder entière satisfaction car j'ai peur de ne pouvoir augmenter mes articles en rapport avec l'augmentation; enfin c'est certainement une tuile et de nouveaux soucis.

Vous voyez cela, 40 heures, 15 jours de congés payés et une augmentation de salaire ! Je leur ai dit qu'elles n'avaient qu'à me demander tout de suite mon porte-monnaie. Le lendemain matin elles sont soi-disant allées voir un syndicat et sont revenues plus accommodantes; enfin je n'ai encore rien décidé car ce n'est pas encore fini avec les Grands Magasins, je vais voir... Elles étaient à la semaine, je vais les mettre à l'heure, et ma foi si je ne peux pas y arriver elles s'en iront et je vais demander des ouvrières au dehors, mais ce n'est pas pratique du tout... J'ai été très heureuse d'apprendre que Gustave avait bien travaillé et que vous n'aviez pas trop de grèves à Anvers, cela s'est tenu surtout à Liège, j'avais peur que Gustave ait des ennuis.

Cela ne fait rien, on aura quand même tout vu : faire des grèves enfermés chez les patrons ce n'est pas banal. Je ne peux m'empêcher de penser à papa quand il me disait "tu verras ma fille ce que cela deviendra !" C'est la vérité je n'ai pas très bon augure de tout cela, mais l'ouvrier est heureux, il compte se partager la fortune des riches, ils vont faire rendre gorge à Laval parce qu'il a fait sa fortune dans la politique; enfin, ils sont tout à la joie et au bonheur !

Vendredi matin.

Mon moral est un peu meilleur qu'hier soir car j'ai résumé la proposition que je veux leur faire très gentiment, et si elles ne peuvent s'en contenter ma foi tant pis nous nous séparerons, car le faire de bonne volonté ou de force le résultat est le même; je dis de force car si je devais donner suite à leurs revendications ce serait la faillite à bref délai, et c'est ce que je ne veux pas. Enfin je vais me résigner à vendre et ouvrir si je trouve une boutique vide, une petite maison de détail, une toute petite affaire, car j'aurais trop de peine à rester sans occupation, et comme il m'est impossible de faire du ménage et que je n'ai pas les moyens de me faire servir, il faut que je fasse du commerce, ce qui reste dans mes cordes.

Enfin on va voir, mais tout cela n'est pas fait pour supprimer mes crises (d'angine de poitrine). Me voila à 10 heures, j'ai déjà fait partir la coursière avec les courses préparées hier soir... Cela m'a  avancée dans mon travail, mais malgré tout je vis dans une tension d'esprit qui me donne la fièvre, à tourner et retourner dans ma tête la décision à prendre ; enfin elle est prise cette fois, et j'espère pouvoir m'en tirer quand même. 

J'espère que ma lettre va vous trouver heureux et en bonne santé. Je termine donc en vous embrassant tous bien fort,

Antoinette DUCHÊNE"

Mon arrière-grand-mère décéda 4 mois plus tard, le 27 octobre, à l'âge de 69 ans.