FAMILLE
CARAYON-DUCHÊNE
ANECDOTES FAMILIALES |
La Commune de Paris (1870)
Relation par mon arrière arrière-grand-père Jean-François Duchêne de son séjour au Dépôt de la Préfecture de police de Paris, en février 1874
Mes impressions
Le matin 3 février 1874
deux hommes de la police secrète viennent me
faire lever à 6 heures et m'emmènent; ils me
conduisent à la caserne des Municipaux faisant
face au Palais de Justice. Nous y stationnons de 7 heures à 11
heures du matin.
Pendant ces quatre grandes heures, ces même individus
m'introduisent à la cantine de cette caserne et me font prendre un
verre de rhum, nous montons ensuite aux bureaux
affectés à la permanence et dressent un procès-verbal de mon
arrestation.
J'apprends là que je suis condamné par contumace à la
déportation dans une enceinte fortifiée pour acceptation d'un
grade d'officier pendant la Commune.
A dix heures du matin on me fait monter dans un atelier de
photographie, on fait mon portrait et nous nous
rendons ensuite chez la secrétaire qui fait un double du
procès-verbal. Cette opération terminée, nous nous rendîmes
à la Préfecture de Police où l'on m'écroua dans la
cellule n° 44. Ce système est peut-être bon pour
certains individus qui, sous le prétexte de livrer le prisonnier
à lui-même, ne se sont peut-être jamais rendu compte de
l'ennui mortel qu'on y gagne. Cependant ma première journée
s'écoula assez bien, l'ayant employée à écrire, mais le souci
que j'ai de savoir ma pauvre femme malade et affligée de mon
arrestation fait que je souffre beaucoup de cette séparation.
Elle vint dans la journée m'apporter du linge,
mais elle ne put me voir, je suis au secret.
Le matin et le soir, un homme vint me demander s'il ne me fallait
rien.
Le matin, n'ayant rien pris et étant arrivé après la
distribution des vivres, force me fut de me faire apporter du
vin, du pain et un petit saucisson pourri, je me
consolai en pensant que le soir j'aurai ma pitance aux frais de
l'Etat; mais, ô dérision ! Trois cuillérées de
riz décravé dans l'eau, voilà mon dîner.
A 4 h 1/2 on vint allumer le gaz de ma cellule,
je pus ainsi commencer une lettre pour envoyer à ma femme le
lendemain. A huit heures du soir un employé vint subitement éteindre
le gaz et force me fut de me coucher sans lumière.
Je croyais pouvoir goûter dans le sommeil un peu de repos, et
trouver un peu de calmant à mes souffrances morales de la
journée. Ce fut en vain.
Mon espèce de lit, composé d'une paillasse, d'un méchant
matelas et d'un traversin de crin, pas de drap, deux petites
méchantes couvertures de bourre de laine, en composent le
confortable et, pour agrément, le matelas sur lequel je me
couche est plein de miettes de pain desséchées. Après l'avoir
nettoyé tant bien que mal et en tâtonnant, je me couche
définitivement; mais les cris des employés qui se croisent en
tous sens pendant une heure sous ces voûtes sonores m'empêchent
encore de dormir; au moment où ce tintamarre cesse, un individu
placé probablement en sentinelle ne cesse de crier de cinq
minutes en cinq minutes: «La Commune !» et un
autre lui répond: «L'Etat !» Que veulent dire
ces mots de veilleur de nuit ? Je l'ignore; enfin à 11 heures
tout bruit cesse et les gardiens de couloir marchent sur des
chaussons de cuir.
D'heure en heure, le veilleur passe par le guichet de chaque
cellule une lumière et s'assure de ce que vous faites.
A 4 h ½, un nouveau vacarme: c'est un fou furieux amené dans la
soirée qui se met à pousser des hurlements tellement intenses
que de ma vie je n'ai rien entendu de pareil. Voilà le récit
fidèle de ma première journée.
2ème journée : Mercredi
4 février.
Le matin à 6 h, entrée d'un gardien chargé de renouveler
l'eau de chaque prisonnier et de lui apporter son pain. A 8 h,
première tournée du cantinier, suivi immédiatement du
distributeur de rations. La ration d'aujourdhui est d'un
peu de bouillon de choux où la graisse brille par son absence,
voilà le repas du matin. Le repas du soir se compose aujourd'hui
de 4 ou 5 cuillerées de pommes de terre en purée, juste
de quoi ne pas mourir de faim ; par exemple on a environ
600 grammes de pain bis, mais tout est loin dêtre du
médiocre confortable, et si ce n'était un peu d'argent que ma
femme m'a fait prendre en partant et qui me sert à acheter un
peu de vin et quelques autres choses en supplément, je
serais doublement malheureux.
Un employé pénètre ce matin dans ma cellule, s'informe si j'ai
des draps dans mon lit. Croyant à une
négligence de la veille je réponds bien vite que non et me
berçant de l'espoir qu'on allait m'en mettre une paire.
J'attendis, mais lassé de ne rien voir venir je m'informe
auprès du guichetier qui me répond: en effet, on en met à
celui qui les paie; et combien, lui dis-je, cela coûte t-il ? 40
centimes la 1ère nuit et 20 centimes les suivantes.
Total 6,40F par mois, ce n'est pas tout à fait donné. Alors je
m'en passe.
Dans l'après-midi on vient me demander si je désire aller à la
promenade ; vous pensez que je n'ai garde de refuser. Je
descends vivement à la cour et choc, me voilà enfermé tout
seul dans un compartiment, à l'air c'est vrai, mais de 7 m de
long sur 2 de large, une vraie fosse à ours,
avec des murs impossibles de hauteur, encore ça m'étonne que
l'on ne fasse pas payer le peu d'air quon va y respirer.
Les réflexions tristes m'assaillent et je me demande s'il
n'aurait pas mieux valu que je me sauve à l'étranger,
malheureux pour malheureux au moins j'aurais ma liberté.
Le soir même capharnaüm que la veille, même cris de «La
Commune!» Ce cri m'intrigue: Que diable cela veut il dire ?
Une chose qui m'a frappé et qui me rend tout rêveur, c'est le
nombre des individus fourrés au dépôt. A ma porte il y a un
tout petit trou, grand comme une pièce de 50 centimes, bouché
par un verre et qui permet au gardien de voir à l'intérieur des
cellules ce qui s'y passe, et par contrecoup moi je regarde aussi
ce que je puis voir, malheureusement le point visuel ne peut s'étendre, tout ce que je puis voir
c'est la porte d'entrée et de
sortie de tous les individus faisant partie du sublime cortège
des habitants du Dépôt. Quel peuple, mon Dieu ! Des moutards
de 7 à 8 ans, des vieillards à béquilles, des individus bien
mis, d'autres en guenille, et tout cela grouille, et vit en
commun. Leur nombre varie tous les jours, mais aujourd'hui ils
sont 230.
3ème journée: Jeudi 05 février.
La même monotonie règne dans ma cellule ; je me lève, je fais
mon lit, balaie ma chambre et me débarbouille, inutile de dire
que ma première pensée est pour les miens que l'on ne veut pas
que je voie. C'est égal, je me demande quelque fois si l'on est
aussi sévère pour les faussaires, les voleurs ou les assassins
qu'on l'est pour moi. Pourquoi suis-je au secret ? Voilà
toujours où j'en reviens, et personne ne me l'explique ou ne
veut me l'expliquer. Pour moi c'est un mystère ! Des doutes sans
nombres assaillent mon esprit et me font voir tout en noir,
toutefois quand j'écris à ma femme je me garde bien de lui
faire voir mon inquiétude, elle est déjà bien assez
malheureuse.
La journée cependant a eu une petite éclaircie pour moi, un
rayon de bonheur est venu briller dans ma pauvre cellule et
soulager mon coeur qui par moments est bien gros : j'ai reçu une
lettre de ma pauvre et chère amie, dans la douleur elle trouve
encore des paroles de consolation, elle m'encourage, elle, la
pauvre femme, elle qui a besoin de consolations au moins autant
que moi ! Elle me fait parvenir 10 F, il était temps, je
manquais.
A 9 h je reçus mon bouillon, je vis avec plaisir qu'il y en
avait un peu plus que la veille ; ce n'est pas bon, mais ça
réchauffe. A 11 h on me propose la promenade, je refuse ;
cela me révolte quand j'entends dire : voulez-vous aller à
la promenade ? Ce n'est pas la peine de se déranger ; pour
s'enfouir dans une fosse, il sera toujours temps d'y aller quand
on m'y portera.
Dans l'après-midi un employé est venu me demander à faire des
écritures pour la Préfecture : afin de me désennuyer, j'ai
accepté, et pour me récompenser on me donna une grosse côte de
boeuf et un peloton de graisse, mais pas la plus petite bribe de viande, force me fut de me passer de dîner.
J'ai écrit au rédacteur en chef du Français, le priant de
vouloir bien me protéger contre le Conseil de Guerre.
Nous verrons quel effet fera cette lettre.
4ème Journée: Vendredi 06 février.
Cette journée commence pour moi sous des auspices riants; je
reçois de ma chère Marie différents objets de toilette dont
j'étais véritablement privé et avec cela un bonjour des
baisers par procuration ; cela ne fait rien, le bonheur que j'en
ressens me ragaillardit, me rend content, je n'ose dire joyeux,
car ce mot serait une amère dérision dans le lieu où je me
trouve et ferait un trop grand contraste avec ce que mon coeur
éprouve; n'importe, je sens que cela me fait du bien.
A 10 h je reçois la visite du perruquier qui me propose
ses services, je les accepte et, tout en travaillant mon
épiderme, m'apprend que nous ne sommes plus que 2 en ce moment
à la Préfecture pour être envoyés à Versailles, mais
que la semaine dernière toutes les cellules étaient occupées
d'hommes se trouvant dans le même cas que moi et me dit qu'il
a fallu que je sois dénoncé pour que l'on prononçât contre
moi un jugement.
Dénoncé, je le crois assez car à la Préfecture ils n'ont sur
l'historique du 61ème que quelques noms, celui du
commandant Bertauld, ceux de Combes, capitaine de ma Compagnie,
et de 2 ou 3 autres ; dans tous les cas, la liste n'en est pas
longue, et quand on me demanda si je connaissais Combes, je
répondis que je l'avais connu mais qu'il était mort; pour
n'avoir pas plus de noms que cela sur 25 officiers du Bataillon,
tous plus haut gradés que moi, il faut bien que la délation s'en
soit mêlée.
NB: Est écrit alors en bas de page du calepin : "suite à la page marquée d'un astérisque", mais cette suite n'y figure pas. Sur une autre page figure ce qui suit :
Dépenses :
1er
jour arrestation :
vin, papier, encre ..........................1,45 franc
goutte avec les deux argousins .......30 centimes
tabac ................................................10 centimes
comm...............................................15 centimes
2ème journée :
vin ...................................................80
centimes
tabac ................................................20 centimes
timbre .............................................15 centimes
café .................................................30 centimes
3ème journée :
café .................................................30 centimes
tabac ...............................................20 centimes
vin ...................................................80
centimes
timbre ..............................................15 centimes
papier ..............................................20 centimes
vin ...................................................80
centimes
4ème journée :
café .................................................30
centimes
tabac ...............................................20 centimes
vin ...................................................80
centimes
TOTAL : .....................................7,20
francs
Lettre adressée par Jean François Duchêne, mon arrière arrière-grand-père, au Président du Tribunal de Paris, durant son passage au Dépôt de la Préfecture de Police en février 1874 :
Monsieur le Président,
N'ayant le moyen de payer un avocat
pour défendre ma cause, permettez-moi de la défendre en
quelques mots :
Dès que la Garde Nationale se forma à Paris
je m'en fis admettre. Peu de temps après on organisa des Compagnies
de Marche et je m'empressai de m'y enrôler en qualité
de Lorrain, abandonnant ma femme et mes enfants pour mon
pays.
Le siège terminé, le travail reprit, et je me mis au travail;
mais peu de jours après il fut de nouveau suspendu; force me fut
donc, pour nourrir ma femme et mes 4 enfants, de refaire mon
service pour avoir les vivres et le 30 sous. Le
15 février (1871) je quittai la chaussée Clignancourt après
le décès de ma fille aînée, morte à la suite de privations,
et j'allai habiter la rue Belfond dans le 9e arrondissement,
mais je continuai toujours à me faire voir dans le 61e.
La Commune se forma, et le 16 ou 17 avril, je ne
me souviens plus bien, ma Compagnie me nomma sous-lieutenant.
Sur des conseils qu'on me donna, le 23 je fis dire que j'étais
malade, et le 24 je partis pour Limoges après
avoir engagé et vendu le peu qui restait des bijoux de ma femme
et de notre linge pour payer ce voyage.
J'eus le bonheur de trouver du travail en arrivant et j'y restai
jusqu'au 17 juin.
Le journal "Le Français" reparaissait,
et comme j'étais un de ses compositeurs je fus repris.
Maintenant, Messieurs, permettez-moi de vous dire que je
suis un honnête homme, n'ayant jamais eu à faire à la
Justice, pas même avec un commissaire de police, que j'élève
mes enfants dans le devoir et l'honneur et que vous ne
voudriez pas les priver de leur père en le condamnant.
Je vous en supplie Messieurs, à plus d'un titre, car en
frappant le père vous ferez mourir la mère qui est déjà
alitée.